DEMOCRATIE

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lundi 3 novembre 2008

Michel Rocard : "La crise sonne le glas de l'ultralibéralisme"


La crise résiste aux interventions étatiques. En verra-t-on un jour le bout ?
Pour le savoir, il faut d'abord poser le bon diagnostic. Or, ce qui frappe, c'est le silence de la science. Les grands économistes se taisent. Les politiques ne parlent que de finance. Et ils n'osent pas appeler un chat un chat. La vérité, c'est que planquer des créances pourries parmi d'autres, grâce à la titrisation, comme l'ont fait les banques, c'est du vol. Les précautions de vocabulaire sont malséantes. Nommer correctement les choses permet de bien appliquer la sanction. On reste trop révérencieux à l'égard de l'industrie de la finance et de l'industrie intellectuelle de la science financière. Des professeurs de maths enseignent à leurs étudiants comment faire des coups boursiers. Ce qu'ils font relève, sans qu'ils le sachent, du crime contre l'humanité.
L'hyper-sophistication de la finance, que vous dénoncez, n'a-t-elle pas permis, pendant des années, de soutenir la croissance mondiale ?
Je ne le crois pas. La montée en puissance des produits dérivés résulte d'une désorganisation de l'économie réelle, qui elle-même découle de la décision prise en 1971 par Richard Nixon et, déjà, Dick Cheney de décrocher le dollar de l'or. Le commerce qui, jusque-là travaillait à changes fixes, a été menacé par des changes flottants. Tout est devenu volatile, imprévisible. Il a fallu se couvrir, inventer les combines les plus tordues pour tenter de réguler la valeur des titres sur lesquels on travaille. Cela a donné les produits dérivés, des échanges d'option pour l'avenir sans échange de produits réels. A partir de là, l'économie a été plus abstraite. Tout s'est mis à reposer sur la confiance, tout est devenu plus fragile. On a eu une bulle sur l'immobilier, une autre sur le pétrole, qui ont crevé lorsque les prix du marché ont cessé d'augmenter régulièrement. Voilà comment l'appétissante finance mondiale fait supporter à l'ensemble de la société un taux de risque anormal.
Mais on ne peut pas revenir en arrière, l'étalon-or, c'est fini !
On peut, en revanche, réfléchir à un autre système. Le dollar est la monnaie mondiale, mais cela fait des dizaines d'années qu'il ne remplit plus son rôle de monnaie de réserve mondiale. Ce sont les fonds souverains et le pétrole qui jouent ce rôle, car la quasi-totalité des fonds souverains est à dominante pétrolière. Est-ce raisonnable ? Si la croissance repart, elle va pousser les cours du pétrole à la hausse, ce qui est très dangereux. Il vaudrait mieux laisser le pétrole hors du coup, s'obliger à des économies d'énergie et, pour ce faire, décider, par exemple, qu'on achète le pétrole avec la monnaie des quotas carbone inventés à Kyoto. Et, parallèlement, mettre en place un directoire monétaire à quatre ou cinq avec le dollar, l'euro, le yuan chinois, la roupie indienne, peut-être le yen. La stabilisation du système est à ce prix-là.
Quelle chance avez-vous d'être entendu ?
A ce jour, elle est faible. Il est plus prudent de viser des solutions plus consensuelles. Encore faut-il ne pas se tromper sur ce qui se passe. Aucun économiste n'a encore posé la vraie question : quel aurait été l'impact de cette crise financière si elle avait frappé une économie réelle bien portante ? Depuis une vingtaine d'années, les pays développés s'échinent, sans y parvenir, à retrouver la moitié de la croissance qu'ils ont connue durant les Trente Glorieuses, et un quart de leurs habitants sont fragilisés, parce qu'ils sont pauvres, chômeurs ou travailleurs précaires. Cette fragilisation est une gangrène. C'est elle qui fait que les citoyens votent n'importe quoi et n'ont plus confiance dans leurs dirigeants. On s'est mépris sur le non au référendum sur le traité constitutionnel européen. Ce n'était pas un refus de l'Europe. C'était un non à la dérégulation du marché du travail.
Où est la solution ?
On ne s'en sortira pas sans un meilleur partage des revenus, un meilleur équilibre entre salaires et profits. Henry Ford (1863-1947), qui a contribué à sauver le capitalisme notamment au moment de la crise de 1929, disait : "Je paie mes salariés pour qu'ils achètent mes voitures." Après la guerre, on a reconstruit le capitalisme autour de l'idée de fortes rémunérations. Aujourd'hui, la part des salaires et des prestations sociales a diminué d'une dizaine de points dans le produit intérieur brut. L'actionnaire se frotte les mains, mais le salarié est trop pauvre pour soutenir l'activité. C'est la raison pour laquelle cette crise est grave et risque d'être longue.
Pour en sortir, il faut d'abord être capable de produire un diagnostic partagé. On en est loin. En mai, nous avions adressé une lettre ouverte à Manuel Barroso, président de la Commission européenne, et à Nicolas Sarkozy, futur président de l'Union européenne. Cette lettre intitulée "La finance folle ne doit pas nous gouverner", cosignée par des sociaux-démocrates comme Jacques Delors, Helmut Schmidt, Lionel Jospin, et des libéraux comme Otto Graf Lambsdorff et Jacques Santer, réclamait la création d'un comité de crise européen, composé des dirigeants politiques, d'économistes renommés et d'experts financiers pour parvenir à ce diagnostic commun. Nous n'avons pas eu de réponse.
Depuis, la crise boursière est intervenue et des mesures ont été prises...
Après un faux départ, Nicolas Sarkozy a réussi à mobiliser intelligemment les pays d'Europe pour soigner l'aspect financier et bancaire de la crise. Il plaide aussi pour un gouvernement économique européen. Je l'approuve, mais il faudra des années pour obtenir un consensus et rendre cette instance opérationnelle. D'ici là, les gouvernements nationaux doivent s'entendre sur des mesures simples pour mieux réguler le système : limiter l'usage des produits dérivés, lutter contre les paradis fiscaux, revoir le fonctionnement des fonds de pension en les obligeant à avoir des comportements liés au long terme. Il faut convaincre l'actionnaire que la course au profit immédiat est destructrice. Elle menace l'appareil de production, précarise l'emploi et constitue un danger pour la démocratie.
C'est la fin du libéralisme ?
Pas du tout. Et en pleine crise, la gauche pourrait faire l'économie de ce genre de controverses. Historiquement, les libéraux - Adam Smith (1723-1790), Thomas Malthus (1766-1864), David Ricardo (1772-1823) notamment - étaient des moralistes, des gens qui avaient une pensée sociale visant à intégrer la liberté humaine dans l'organisation de la société. Pour aucun d'eux, la liberté n'était le droit de faire n'importe quoi, elle avait besoin d'être canalisée par des règles.
La crise actuelle ne remet pas en cause le libéralisme. En revanche, elle sonne le glas de l'ultralibéralisme, cette école de pensée criminelle fondée par Milton Friedman (1912-2006) qui voulait croire que l'équilibre du marché est optimal et que moins on a de règles, plus on a des chances d'arriver à l'"optimalité". Elle a imprégné la droite américaine et une partie de la droite européenne. Elle a heureusement épargné les chrétiens-démocrates allemands et la droite française, encore très gaulliste.
Quand vous entendez Nicolas Sarkozy réhabiliter l'Etat, annoncer la création d'un fonds stratégique d'investissement, vous saluez sa conversion à gauche ?
Nullement. Pour résoudre la crise, nous avons besoin de deux choses : du pragmatisme et des règles. Cela, la droite peut le faire. Mais la gauche pose dès l'abord la question de la redistribution des richesses, ce que Nicolas Sarkozy ne fait pas.
Au nom de ce pragmatisme, auriez-vous voté le plan de soutien bancaire de Nicolas Sarkozy ?
Naturellement, tout en disant qu'il ne résout pas les problèmes de fond. Je ne supporte pas l'opposition systématique. Les Français non plus.
La crise ne risque-t-elle pas d'avoir de graves conséquences sur les pays du Sud ?
La demande venant du Nord va être amputée et les pays du Sud vont gravement le ressentir. Il faudra accroître l'aide au développement, quantitativement et qualitativement. D'autant que la crise risque de porter les pays du Nord à se fermer encore un peu plus. Plus les temps sont durs, plus le chômage menace, plus le travail se précarise et plus la peur de l'autre s'accroît. Or la peur est mauvaise conseillère. Le cas de l'Europe est exemplaire : il nous faudrait accueillir 2 ou 3 millions d'immigrés par an pour que, sur le long terme, nos populations restent stables et que nos retraites soient assurées. Tout le monde le sait. Mais cette nécessité ne suffit pas à convaincre.
"La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part", disiez-vous en 1989. Et aujourd'hui ?
Nous essayons tous de contenir l'immigration venant des pays pauvres, qu'on ne peut quantitativement absorber. Le problème est de le faire avec décence et humanité. Et de s'en tenir à des critères clairs. Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux (ministre de l'immigration) disent vouloir une immigration de travail et affirment développer une politique respectueuse des droits de l'homme. Mais, sous couvert d'agir au "cas par cas", on se met à expulser sans discernement des travailleurs sans papiers mais intégrés. Il y a là un double langage malhonnête. D'autant plus que policiers et préfectures sont soumis à des quotas d'expulsion, ce qui les pousse à agir sans tenir compte d'aucun critère et produit des drames déshonorants pour un pays civilisé. Les sans-papiers qui ont un travail ont vocation à être régularisés. Nous sommes passés d'une politique nécessaire et dure à une politique inhumaine et scandaleuse.
Face à cela, la société civile n'a-t-elle pas un rôle de garde-fou à jouer ?
Si. Et à ce titre, il n'est pas admissible de vouloir dominer le pouvoir d'investigation et de contrôle des associations humanitaires. La tentative qui est faite de retirer à la Cimade la défense des étrangers en rétention pour confier cette mission à des associations dont l'expérience, la libre expertise et l'indépendance sont moins assurées est inquiétante pour les droits de l'homme. La Cimade a toujours agi avec esprit de responsabilité, elle ne s'est jamais permise de demander l'ouverture générale de toutes les frontières. Elle est dure lorsqu'elle observe des traitements dégradants. Premier ministre, j'y ai moi-même été confronté, mais nous étions chacun dans notre rôle et ses critiques m'ont été utiles pour éviter les dérives. Je crains que le souci du gouvernement actuel ne soit de diminuer l'opposition à ses mauvaises pratiques, ce qui ne ferait qu'aggraver le degré d'inhumanité de sa politique.
Propos recueillis par Françoise Fressoz et Laetitia Van Eeckhout
Article paru dans l'édition du 02.11.08

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