DEMOCRATIE

DEMOCRATIE

jeudi 20 novembre 2008

L'origine, c'est toute une histoire.........

Agé d'une soixantaine d'années, l'homme a grandi de l'autre côté de la Méditerranée. Depuis qu'il a posé le pied en "métropole", au début des années 1950, il a changé plusieurs fois d'identité, et par exemple de numéro de Sécurité sociale. Au temps de l'Algérie française, le code de son département de naissance était 99. Après l'indépendance, ce fut 93. Pourquoi 93, c'est-à-dire la Seine-Saint-Denis ?, demandait-il. "Tu viens d'Algérie, on va quand même pas faire comme si tu étais né à Neuilly !", ironisaient ses amis. Dimanche 16 novembre, alors qu'il assistait au 20e Forum Le Monde - Le Mans, consacré au thème "D'où venons-nous ? Retours sur l'origine", le même homme a de nouveau posé la question : pourquoi 93 ? A la tribune, on fut bien en peine de lui répondre... Mais on en tira cette leçon : l'origine n'est jamais un simple point de départ ; c'est toute une histoire, un scénario à rebondissements, un récit sans cesse à refonder.

"D'où venons-nous ? La question de ce Forum va se dérober continuellement", a d'emblée prévenu notre collaborateur Roger-Pol Droit, cofondateur du Forum, puisant dans la mythologie grecque ou la pensée indienne pour rappeler les deux grandes réponses qui structurent l'imaginaire humain en ces domaines - âge d'or ou barbarie, chaos ou harmonie. "La question est d'autant plus importante qu'elle est sans réponse possible", a confirmé le philosophe André Comte-Sponville. "L'origine, ce n'est pas de l'identique. C'est un faire commun, un devenir autre, un acte qui n'en finit pas de recommencer", a lancé son collègue Antonio Negri. "Le passé est moins à retrouver qu'à performer de nouveau, il fait l'objet d'une constante élaboration fictionnelle", a affirmé Isabelle Thomas-Fogiel, spécialiste de Fichte et de l'idéalisme allemand.
Au premier rang de ces fictions trône l'histoire de notre univers. Certes, "il faut bien que genèse se passe", a soufflé le physicien Etienne Klein, et les spécialistes de la cosmologie tentent de remonter au fameux "instant zéro" de notre cosmos. Mais dès qu'ils croient tenir le point de passage entre le rien et le non-rien, ils butent sur le problème d'un premier "déjà là".
Une fois constatées les limites de la science, donc, seuls demeurent les sortilèges du récit : d'une voix douce et devant un public enchanté, l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet a fait miroiter poussières d'étoiles et oeufs cosmiques pour restituer les grandes étapes du Big Bang. Et lorsqu'on demanda à Gabriele Veneziano, inventeur de la théorie des "cordes" (qui construit un scénario d'avant le Big Bang), d'expliquer le succès mondial de sa théorie, il répondit simplement : "Si on l'a prise au sérieux, c'est grâce à sa beauté."
Un récit aurait-il d'autant plus de pertinence qu'il serait élégant ? Sans aucun doute, si l'on se fie aux exposés de la généticienne Evelyne Heyer, retraçant les origines africaines de l'espèce humaine, ou encore à celui de Michel Troper, démontrant que le droit est une discipline étrangère aux raisonnements de type causal, et que sa légitimité ne peut être fondée sur des faits. Ainsi est-il impossible de légitimer l'Etat par le droit, ou le droit par l'Etat : "C'est un seul et même phénomène social, une seule et même technique de pouvoir, et l'origine du droit, c'est un développement spontané, génétique peut-être...", a conclu le juriste.
Fable universelle, structures sociales, témoignages singuliers. Au fil des interventions, le Forum glissait de la métaphysique à la physique puis à la politique, et du destin collectif aux aventures individuelles. A ce point, l'expérience des arts se révéla précieuse. Ainsi, tandis qu'Arnaud Claass explorait le "sentiment" de l'origine dans l'acte photographique, l'écrivain Lydie Salvayre nouait ensemble quête littéraire et roman des origines.
De son côté, le chorégraphe Bernardo Montet insistait sur le métissage qui l'a mis en mouvement (sa mère est vietnamienne, son père guyanais) : "Quand je danse, mon corps absorbe sa propre histoire. Je ne suis plus ni blanc, ni noir, ni bleu. Je suis renvoyé à mon chaos, je deviens ma propre racine", a-t-il dit, avant de joindre le geste à la parole, le soir même, en interprétant avec cinq autres danseurs et en avant-première une création intitulée Apertae.
LA CONTROVERSE POLITIQUE
Dès lors, on pouvait passer à l'acte suivant : la controverse politique. Sur ce plan, trois débats furent creusés, portant sur des périodes et des enjeux très différents : d'abord, la polémique sur les origines intellectuelles de l'Europe, et sur la confrontation entre "fils d'Héraclite" et "fils d'Abraham", entre filiation grecque et héritage biblique, telle que l'historien Dominique Avon en a restitué les grandes lignes. Ensuite, la bataille contemporaine du "droit aux origines", réclamé notamment par les enfants nés à la suite d'une insémination artificielle, et qui fut abordée tour à tour par l'anthropologue Laurent Barry et par la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval.
Enfin, le face-à-face du "social" et du "racial". Analysant tant les statistiques d'Etat que les débats publics, le sociologue Alexis Spire a parlé d'un véritable "tournant ethnique", l'origine sociale se trouvant de plus en plus marginalisée, selon lui, au profit de la catégorie raciale. Certes, a répondu Luc Bronner, qui couvre l'actualité des banlieues au Monde, mais les problèmes liés à la ségrégation ethnique et aux couleurs de peau demeurent encore largement "tabous" : "Où sont les chercheurs ?", s'est interrogé le journaliste, dès lors qu'il faut ouvrir les yeux sur la dimension "raciale" des violences urbaines ?
Inscrivant ce débat dans sa dimension proprement politique, Elsa Dorlin a noté que l'antagonisme entre "dominants" et "dominés" appelle une prolifération des récits et des contre-récits, des "mythologies" et des "contre-mythologies" de l'origine. Et tout en soulignant le danger qu'il y a à se revendiquer d'une identité figée, fantasmée, la jeune philosophe a insisté sur la portée émancipatrice de l'expérience généalogique : "Quand je lutte, j'ai besoin de ce quelque chose qui s'appelle une origine. C'est un matériau nécessaire pour m'inscrire dans une histoire collective, ouverte aux réinterprétations. Je ne veux pas renoncer à l'origine."
Jean Birnbaum
Sur le papier et sur Lemonde.fr
Le livre collectif regroupant les interventions du 19e Forum Le Monde- Le Mans, qui s'est tenu en 2007 sur le thème "Femmes, hommes : quelle différence ?", paraîtra en librairie le 21 novembre aux Presses universitaire de Rennes (216 pages, 18 euros).
On y trouvera des textes signés, entre autres, par Sylviane Agacinski, Elisabeth Badinter, Olivier Boulnois, Catherine Chalier, Clarisse Fabre, Maurice Godelier, Patrick Kéchichian, Danièle Lochak, Patrice Maniglier, Elisabetta Rasy, Elisabeth Roudinesco ou encore Catherine Vidal.
Sur Lemonde.fr, retrouvez le programme complet du 20e Forum, ainsi que l'intégralité du chat avec la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval, qui aura lieu jeudi 20 novembre à 15 heures, sur le thème "Adoption, insémination artificielle... : faut-il garder le secret des origines ?"
Les enregistrements des exposés seront prochainement disponibles dans la séquence "Savoir" du site.

Aucun commentaire: