DEMOCRATIE

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dimanche 17 janvier 2010

Un prophète désarmé.


Comme les vrais gaullistes, il était à la fois d’hier et d’après demain.

Il disparaît alors que la crise rend à ses analyses une formidable acuité.

Depuis onze ans, on ne parlait déjà plus de son destin qu’au passé. Il lui restait une carrière : premier président, depuis 2004, d’une Cour des comptes rénovée et, grâce à lui, vraiment indépendante.

Certes, Philippe Séguin portait une part de responsabilité dans cet exil intérieur commencé en 1999 quand, deux mois à peine avant les élections européennes, il avait claqué la porte de la présidence du RPR, en même temps que démissionné de la tête de liste qu’il était censé mener avec Alain Madelin. Ses colères, proportionnelles à ses éclats de rire et à ses renoncements (en voulait- il aux autres de le pousser à bout ou à lui-même de faire ce qu’ils attendaient de lui ?), étaient alors devenues sa marque de fabrique : celle d’un électron libre aussi prompt à se révolter qu’à rentrer dans le rang,pour aussitôt prévenir que personne, jamais, n’aurait barre sur lui.

En taisant cet aspect erratique de sa personnalité – oubli somme toute normal après une disparition –, ceux qui tressent aujourd’hui des lauriers à Philippe Séguin doivent-ils pour autant faire l’impasse sur leurs propres responsabilités dans sa marginalisation politique ?

À droite, où tout le monde semble aujourd’hui l’aimer, il n’y a guère que le président de la République et le premier ministre à ne pas encourir l’éternel soupçon de l’hommage rendu par le vice à la vertu.

Nicolas Sarkozy, qui n’a jamais été proche de lui par les idées, l’a, en effet, toujours respecté. Lui a voté oui à Maastricht en 1992, défendu logiquement la mondialisation libérale puis soutenu Édouard Balladur, quand Séguin, à l’inverse, prenait la tête du non, s’enflammait, l’année suivante, contre le «Munich social » incarné à ses yeux par les accords du Gatt – l’actuelle OMC – et choisissait Chirac à l’élection présidentielle de 1995. Fasciné, peut-être, par ce “double inversé”, Sarkozy n’en a pas moins soutenu l’action de Séguin à la tête de la Cour des comptes, y compris quand ses investigations ont débouché sur la polémique, exploitée à fond par la gauche, sur les sondages de l’Élysée.Mieux, avec la crise mondiale, le président n’a pas hésité à “faire du Séguin” en réclamant une régulation accrue des échanges mondiaux, au nom de la nécessaire cohésion sociale sans laquelle la République serait un vain mot.

Conversion sincère ou application de l’éternelle méthode des deux fers au feu ? À peine entré à l’Élysée, Nicolas Sarkozy n’a pas négligé, en tout cas, de faire d’Henri Guaino, qui fut le plus proche collaborateur de Séguin pendant la bataille de Maastricht, le premier de ses conseillers.

Quant à François Fillon, au bord des larmes à l’annonce de la mort de celui qui fut son mentor, ceux qui le connaissent savent que son émotion n’était pas feinte. Tout comme celle de Roger Karoutchi qui, avec Fillon, anima longtemps la tendance séguiniste du RPR, hostile à l’“embourgeoisement” du mouvement incarné alors par Alain Juppé et Édouard Balladur…

Nul doute qu’en décrivant la « passion dévorante, tenace, ombrageuse » de « l’un des plus grands serviteurs de la France », François Fillon pensait au chef de l’État que Philippe Séguin aurait pu devenir. Aurait dû devenir, disent ceux qui l’ont aimé. Il y avait aussi dans sa voix la gratitude de lui devoir, un peu – et sans doute beaucoup –, sa nomination à Matignon. C’est-à-dire à une place où la tradition représentée par Séguin avait un rôle à jouer dans la stratégie de Nicolas Sarkozy.

Pourquoi, de fait, ce rendez- vous manqué avec l’Histoire, dont il était un passionné ? Pour le comprendre, il faut relire les Mémoires qu’il a publiés à 60 ans tout juste – indice non négligeable en un temps où telle est, désormais, la force de l’âge pour un homme politique (Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut et d’ailleurs, Seuil, 2003).

On y ressent, décrite avec une sensibilité parfois déchirante, sa nostalgie d’un temps où les hommes politiques étaient plus prodigues d’idées que de postures. Son dégoût pour les combinaisons politiciennes et son dépit d’avoir dû parfois s’y prêter.Sa tristesse, aussi,de n’avoir pu solder aucun de ses grands combats personnels autrement que par un échec ou une démission.Sa colère, surtout, de n’être jamais crédité de ce qu’il fit pour les autres, à commencer par Jacques Chirac dont il estime, non sans raison, qu’il n’aurait pas été élu sans son concours, en mai 1995… Et qui, suprême humiliation, a tout fait pour l’éliminer de la liste de ses successeurs !

Être orphelin d’un père politique (qui lui survit) après l’avoir été d’un autre qu’il n’a jamais connu (le vrai, mort en héros, en septembre 1944, dans les combats pour la libération du Doubs), faut-il chercher plus loin la source du drame intime qui, jusqu’au bout, tarauda Philippe Séguin ?

Deux fois orphelin, et même trois, si l’on ajoute le deuil spirituel de cette « certaine idée de la France » qu’enfant il admirait chez de Gaulle et qui s’effaçait déjà quand, en 1978, il entra en politique comme député des Vosges, Philippe Séguin ne fut pas, c’est le moins qu’on puisse dire,“verni”par les circonstances. Mais, trop intelligent pour mettre sur le compte des autres ce qui le ramenait à ses propres erreurs, il ne négligeait jamais de se mettre en cause. D’où la question lancinante qui affleure à chaque page de ses Mémoires : quel levier d’action reste-t-il à celui qui, les ayant tous eus – ou presque – n’a pas su ou voulu les utiliser ?

Le oui à Maastricht l’ayant emporté par moins de 300 000 voix, celui qui avait fédéré les non face à François Mitterrand avait une occasion toute trouvée de s’ériger en chef de l’opposition puis de transformer en victoire personnelle celle,annoncée,de la droite aux législatives de mars 1993…

Mais il fallait pour cela se dresser contre Jacques Chirac. Tuer le père, diraient les psychanalystes. Philippe Séguin, qui en avait pourtant les moyens en utilisant à son profit les statuts du RPR, ne s’y résout pas.Résultat : c’est Balladur qui devient premier ministre et entreprend aussitôt de marginaliser Chirac dans la perspective de la présidentielle de 1995.

Bon soldat, Séguin se rallie une fois de plus au maire de Paris et,depuis son perchoir de l’Assemblée nationale, déstabilise si fort Balladur que celui-ci, donné largement gagnant, est éliminé.

Chirac élu face à Lionel Jospin,ce n’est pourtant pas Séguin, mais son adversaire Juppé que le nouveau chef de l’État appelle à Matignon, l’autre se trouvant condamné à continuer de ronger son frein au “perchoir”. L’échec de la dissolution voulue par Juppé et contre laquelle Séguin s’était élevé lui donne-t-il une chance de rebondir ? En juillet 1997, il prend enfin la direction du RPR. Son unique tentative pour s’imposer débouche sur un échec symbolique : ayant proposé de changer les initiales du RPR en RPF pour « renouer avec l’identité gaulliste », une majorité de militants repousse ce retour aux sources en forme de déchiraquisation et, offense suprême, ovationne debout le nom de Chirac !

Chirac se débarrasse d’un concurrent au profit d’un successeur : Sarkozy

Philippe Séguin, alors, en est sûr : Jacques Chirac veut transformer l’association de ses “amis”, présidée par Bernard Pons, en “parti du président” ! On connaît la suite : sa démission mémorable de 1999 qui laisse le mouvement décapité aller à la pire catastrophe électorale de son histoire : 13% des voix !

Jacques Chirac craint-il de voir Philippe Séguin, blessé, se lancer contre lui, en 2002, à l’assaut de l’Élysée ? Il le persuade d’être candidat, en 2001, à la mairie de Paris.Mais n’ayant pu obtenir le retrait du maire sortant, Jean Tiberi, l’Élysée doit se résigner à assister, impuissant, à un véritable jeu de massacre : honnête jusqu’au bout, Séguin attaque en priorité le “système” parisien. Et feint d’oublier que, si système il y a, Tiberi ne saurait en être l’initiateur, lui qui attendit dix-huit ans pour succéder à Chirac ! Le socialiste Bertrand Delanoë n’a plus qu’à reprendre à son compte les arguments de Séguin… et à attendre, dans un fauteuil, sa propre élection.

Chirac respire : il n’a plus de concurrent dans son propre camp, seulement un successeur : Nicolas Sarkozy. À 58 ans – âge auquel Mitterrand allait devoir attendre encore un septennat pour conquérir l’Élysée –, Philippe Séguin quitte l’arène politique.

Pétri d’histoire de France, il en avait pourtant tout appris. Sauf cette leçon subsidiaire qui, dans l’action, devient la première : si nobles soient-elles, les idées ne s’imposent, en démocratie, que par la force des urnes. Depuis Maastricht où, de son point de vue, tout avait été dit, Philippe Séguin avait perdu l’envie de se répéter…

Par Eric Branca

Photo © SIPA

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